Minkebe, premier village des ouvriers de Sud-Cam Hévéa SA, construit à moins d’un kilomètre du Dja, un des plus grands grand fleuve du Sud – Cameroun. Enfouie dans la forêt équatoriale, à plus de 25 kilomètres de la ville de Meyomessala, la localité connait tout de même une activité économique intense, impulsée notamment par la pêche artisanale dans le fleuve mythique. Une activité qui génère plusieurs centaines de milliers de francs CFA par mois et qui s’est révélée être au fil du temps un véritable atout pour l’économie de ce village et aussi pour tous les autres villages de la plantation.
Sur la rive, à une dizaines de mètres du fleuve, s’étend le campement des pêcheurs. C’est là que tous les jours, des commerçants et clients divers viennent attendre du poisson frais, sortis tout droit des eaux du Dja. Le chemin qui va delà pour le village s’est tracé au fils du temps, au rythme des pas de ces nombreux commerçants qui l’empruntent à plusieurs reprises chaque jour. Ce matin, Hélène attend-là, seule, assise sur un banc, les yeux rivés vers le fleuve silencieux qui draine inlassablement ses eaux. Cette « bayam sallam » (revendeuse) du village guette patiemment le retour des pêcheurs dans l’espoir d’avoir de quoi approvisionner son commerce. « J’attends depuis presque deux heures. J’essaie toujours d’arriver très tôt en matinée pour avoir le meilleur de la prise ou même rafler la prise quand il n’y en a pas assez, hier je n’ai pas eu grand’ chose ».
À mesure que les heures s’égrènent, l’attente qui dure depuis deux heures au débarcadère fait perdre patience aux clients qui, comme Mado et Hélène sont propriétaires de commerces dans les villages environnants. Elles espéraient avoir le poisson tôt.
« Les femmes sont habituées à prendre du poisson chez moi au plus tard à 6h 30. Je ne suis pas la seule qui vend. Je ne sais pas pourquoi, ils [les pêcheurs] durent autant. C’est le matin que les femmes font le marché. Il faut juste arriver tôt quand les femmes n’ont pas encore programmé ce qu’il y aura au menu. Sinon, je ne vais pas vendre, ou je serai obligée d’aller dans d’autres villages, et ce déplacement a aussi un coût ».
Raïssa et son frère sont venus faire le marché. Arrivés après 6h avec 2000 francs, ils viennent chercher du poisson pour le repas de la journée. Ilsespéraient trouver les pêcheurs en place. D’aussi loin qu’ils se souviennent, l’attente n’a jamais été aussi longue. Pourtant rien à l’horizon n’indique l’arrivée prochaine des pêcheurs. « Ici en brousse, le commerce du poisson se fait en matinée. C’est très tôt que les femmes cherchent de quoi manger. À cette heure,on est sensé être parti d’ici » disent-ils.
Depuis quelques temps, les descentes dans les débarcadères se font de plus en plus tôt, sinon la nuit, pour espérer avoir la main sur la prise journalière des pêcheurs. Et pour prévenir la pénurie sur leurs étales, certains en viennent à passer leur commande plusieurs jours avant. Une option qui est toujours source de tensions entre les commerçants.
À bord de sa pirogue de sept mètres baptisée « Limousine » Yaya, arrive enfin. Tout sourire, il exécute des manœuvres délicates pour traverser de part en part le fleuve dont les eaux frappent contre la rive. Soulagés, les clients se précipitent pour aller à sa rencontre.
La pêche est devenue assez difficile dans le Dja, à cause de la forte pluie des derniers jours. L’on quitte d’une moyenne de dix seaux par jour à deux ou trois. Une situation qui chagrine aussi bien les clients que les pêcheurs. « Je m’attendais à avoir du poisson, mais la pêche n’a pas été bonne aujourd’hui. Nous ne sommes entrés à l’eau qu’autour de 2 heures du matin, au lieu d’hier soir à 17 heures, comme d’habitude ; mais on se rattrapera ce soir », dit Yaya.
Depuis bientôt douze ans, date de création de la plantation, pêcheurs et bayam sallam se sont bâtis une réputation sur ce commerce qui va bien au-delà de Minkebe. Pendant la saison sèche, des dizaines de seaux de poisson sont sortis des eaux du Dja tous les jours, du poisson qui emprunte directement le chemin du village, où il se vend en tas. Dix à quinze poissons à 500 francs, mais aussi des tas de 1000 francs. Des prix accessibles qui font le bonheur des ménages. Selon Raymonde, « il y a souvent de très grandes prises pendant la saison sèche. Un seul pêcheur peut attraper jusqu’à cinq seaux de poissons par jours ou plus. À ce moment-là, le poisson se vend moins cher. Le seau de poisson de 10 litres se vend à cinq mille francs. Cela nous facilite la vie, et nous avons une très bonne alimentation ».
Avec la création de la plantation Hévéa Sud-Cameroun et la construction des villages, un bon nombre de pêcheurs s’y sont établis. Au départ, se souvient, Hervé, la vente du poisson n’était assurée que par quelques pêcheurs natifs de Meyomessala, précisément ceux de Ndibissong. Aujourd’hui, l’activité a pris une grande ampleur. « Les pêcheurs n’étaient pas nombreux ici. On achetait le poisson au supermarché Mahima, ou bien chez des pêcheurs ambulants qui vendaient à l’aide des motos. Et à ce moment-là, le poisson d’eau douce coûtait cher. Aujourd’hui, nous comptons une bonne dizaine de pêcheurs qui nous livrent du poisson frais chaque matin ».
Tous les jours, commerçants et pêcheurs parcourent les autres huit villages de Sud-Cam Hévéa, à bord des motos pour écouler leur marchandise. L’activité permet à plusieurs jeunes de trouver leur voie et de réaliser leurs projets. C’est le cas de Cameron et Yaya, deux jeunes originaires de la région de l’Extrême-Nord. Ils se sont installés dans le village il y a trois ans. Yaya pêche dans les eaux du Dja pour achever la construction de sa maison et apporter un soutien à ses parents. Grâce à la pêche, il fait régulièrement des transferts d’argent à hauteur de cinquante mille francs CFA à sa famille. Une somme qu’il trouve dérisoire en comparaison de ses avoirs hebdomadaires : « lorsqu’il n’y a pas de crue, je réussis à pêcher quatre à cinq seaux de poisson tous les jours. Nous vendons le seau à cinq ou six mille francs. Cela me fait beaucoup d’argent. J’ai presque terminé ma maison au village. Si je décide de rentrer aujourd’hui, je ne dormirai pas dans une cabane comme celle que j’ai ici en brousse…J’ai attrapé une fois douze seaux en un seul jour. Imaginez ce que ça fait comme gain… J’ai décidé de me reposer le jour suivant », nous confit-il.
Arrivé en touriste, puis devenu travailleur de Sud-Cam Hévéa, Cameron, a fini par démissionner. Aujourd’hui, il est son propre patron, et ne regrette pas ce choix.
La ville la plus proche se trouve à près de 25 kilomètres, ce qui représente cinq mille francs de frais de transport. Une distance qui décourage les travailleurs à faire le voyage de la ville. Ils préfèrent acheter sur place.
« J’ai aimé travailler à Sud-Cam Hévéa, mais je préfère de loin mon travail de pêcheur. Je n’ai pas de contrainte, je suis mon patron. Quand nous passons la nuit dans l’eau, même en saison pluvieuse, nous avons chacun au moins quinze mille francs par jour. Maintenant, quand on a la paresse comme hier, nous sommes allés pêcher tard, mais nous avons toujours quelque chose. Ce matin par exemple, je sais que j’ai mes huit mille francs. Et quand on multiplie cet argent par 30, je ne regrette rien…Les jeunes devraient s’intéresser à la pêche ».
Malgré la difficile saison pluvieuse qui continue de faire chuter les activités, les pêcheurs restent sereins et optimistes parce que bientôt, les choses reprendront leur cours normal. « Le marché a chuté un peu, mais ce n’est pas si grave que ça. Tout le monde sait que la saison pluvieuse fait monter les eaux, et le poisson devient rare ; mais nous faisons de notre mieux pour que le village ne manque pas de quoi manger », conclut Cameron.
Yves Zembida